Les modes de penser

Selon Piaget, l'individu passe depuis sa naissance jusqu'à un âge postérieur à 12 ans par différents stades de développement intellectuel. Au dernier stade, le stade opérationnel formel qui suit le stade opérationnel concret, l'individu est capable de faire des opérations mentales sur des abstractions. Ces deux stades correspondent à des activités intellectuelles différentes et à des langages différents. A ces deux derniers stades l'individu utilise des concepts, mais le rapport de ces concepts à la réalité est différent suivant que le stade de développement est opérationnel concret ou opérationnel formel.

Au stade opérationnel concret, le concept est concret de faits passés, il est construit à partir d'une image de la chose plus ou moins dépouillée de ses particularités mais située parmi d'autres choses plus ou moins définies.

Au stade opérationnel concret, la chose est décrite par son utilisation, par qui l'utilise et dans quelles circonstances, à quoi elle sert par rapport à d'autres choses.

- Qu'est ce qu'un marteau? C'est ce qui sert à enfoncer des clous.

- Qu'est-ce qu'un nombre? C'est ce qui dit combien il y a de quoi.

- Qu'est-ce qu'un escalier en colimaçon? Votre interlocuteur vous répondra en général en faisant avec un doigt le mouvement d'un tire-bouchon.

Au stade opérationnel formel, le concept est formel, c'est à dire un concept qui s'étend à tout ou à tous. Un concept formel est un pur produit de la pensée ou du langage. Le concept formel n'a aucun lien direct avec le monde réel.

Wittgenstein donne une définition du concept universel par rapport au concept concret.

"Le chameau est un herbivore". "Herbivore" est un concept concret d'observations de faits passés. C'est une propriété du chameau qui pourrait en principe ne plus être valable suite à d'autres observations. Peu importe le nombre d'observations passées, il existe une possibilité théorique qu'un chameau ne soit pas un herbivore.

"Le chameau est un animal". "Animal" est un concept formel; Il est formel parce qu'il n'est pas induit, parce qu'il n'existe pas de possibilité théorique que cette propriété du chameau ne s'applique pas au chameau.

Au stade opérationnel formel, le concept formel est décrit par ses caractéristiques, par ses propriétés, et il ne peut être défini que par ses propriétés.

Nous pouvons trouver cette description dans le dictionnaire. Qu'est-ce qu'un animal? C'est un être organisé, doué de mouvement et de sensibilité, et capable d'ingérer des proies à l'aide d'une bouche.

Une des propriétés de l'animal est décrite par un autre concept formel: un être.

Qu'est-ce qu'un être? C'est tout ce qui existe, tout ce qui est.

Qu'est-ce que être? C'est exister.

Qu'est-ce que exister? C'est être actuellement, être en réalité.

Mais la réalité est aussi un concept formel.

Qu'est ce que la réalité? C'est l'existence effective.

Qu'est ce que effectif? C'est ce qui existe réellement.

Quel est le rapport entre le monde des concepts concrets, le monde des concepts formels et le monde réel? En langue germanique il existe deux mots différents pour exprimer la réalité. "Werkelijheid" qui est issu du mot "werken" qui signifie travailler, et qui se rapporte à ce qui est effectif, véritable et qui correspond à la réalité tangible. "Wezenlijkheid" qui est issu du mot "wezen" qui signifie être, et qui se rapporte à l'essence, à l'essentiel et qui correspond à la réalité existentielle. Ces deux concepts différents de la réalité correspondent à des modes de pensées différents.

Dans le cas de la réalité tangible, la réalité est un domaine où l'individu agit sur des choses, et la question ne se pose pas de savoir si les objets mentaux représentent bien des choses qui existent.

Dans le cas de la réalité existentielle, la réalité est un domaine où des choses peuvent exister. L'individu observe certaines choses et il se pose la question de savoir si d'autres choses représentées par d'autres objets mentaux existent.

S'il existe différents stades de développement intellectuel et différents types de concepts, il doit exister différentes façon de manipuler ces concepts ou différents modes de pensée. Un avocat et un scientifique pensent et parlent différemment. Le premier parle de motif et de valeur, le second de cause et de grandeur. Le premier persuade un jury d'agir dans une direction donnée, le second se demande si ce qu'il dit correspond à la réalité et le vérifie par une expérimentation.

Nous avons dressé une liste de différents domaines d'utilisation de la pensée et nous avons essayé de les classer dans un tableau suivant les critères valeur ou grandeur, concept concret ou formel, activités correspondante dans le monde réel. Ces activités sont différentes suivant qu'elles sont déclenchées soit par une valeur soit par une grandeur. L'utilisation de la valeur déclenche l'action, l'utilisation de la grandeur déclenche la fabrication et l'expérimentation. Il faut remarquer que ces deux dernières activités peuvent être aussi réalisées par des automatismes ou des robots. Nous avons représenté par des flèches les relations entre les éléments de ce tableau. Ces flèches représentent le passage du concept concret au concept formel et inversement.

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domaines d'utilisation de différents modes de penser

Seul le concept concret permet le passage de la pensée vers le monde réel, vers l'action, la fabrication et l'expérimentation. Pour qu'une action soit possible, la situation désirée doit être une image, ou au moins contenir une image, un objet mental contenant une partie de réalité. Dans le monde des concepts concrets, on parle de réalité tangible.

Le monde des concepts formels se suffit à lui-même. Les règles de logique définissent le mode de manipulation de ces concepts. Si ces règles sont respectées une conclusion est logiquement vraie ou est logiquement fausse dans le monde des concepts formels. Si cette conclusion est transposée dans le monde réel, le fait exprimé par la conclusion est possible dans le monde réel. Dans le monde des concepts formels, on parle de réalité existentielle.

On pourrait croire que ces règles de logiques peuvent être appliquées à tous les concepts formels et qu'ainsi on pourrait construire des propositions dont aucune ne contiendrais une croyance. Kurt Gödel prouva que c'était impossible (c'était faux). Toute théorie formelle mathématique est soit auto-contradictoire (donc inutilisable) soit incomplète (non absolue), c'est à dire qu'elle inclut des propositions qui ne peuvent pas être prouvées. "Dans tout système formel consistant, contenant une théorie des nombres finitaires relativement développée, il existe des propositions indécidables". "La consistance d'un tel système ne saurait être démontrée à l'intérieur de ce système".

Le monde des concepts formels semble mystérieux. Un mystère (du grec mustês, initié) est un ensemble de doctrines ou de pratiques que devaient seuls connaître les initiés. Dans la religion chrétienne c'est un dogme, vérité de foi inaccessible à la raison. Cette connaissance mystérieuse n'est mystérieuse que pour le non initié. C'est à dire qu'un concept formel paraîtra mystérieux à un individu qui n'utilise que des concepts concrets. Prenons par exemple l'ensemble de Cantor.

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L'ensemble de Cantor est un sous-ensemble de l'intervalle unitaire des nombres réels. Considérons un segment de ligne de 0 à 1. Enlevons de ce segment le tiers du milieu. Il reste deux segments. De ces deux segments enlevons les tiers du milieu. Il reste quatre segments. De ces quatre segments enlevons les tiers du milieu. Il reste huit segments et ainsi de suite.

Après avoir répété cette opération une infinité de fois, il reste un sous-ensemble de nombres réels compris entre 0 et 1, qui est appelé ensemble de Cantor. Ce qui est un mystère c'est qu'il reste quelque chose. En effet la somme des segments que nous avons enlevés est égale à 1/3 + 2/9 + 4/27 + 8/81 + ... = 1. Cela n'a rien de mystérieux pour un mathématicien qui ap-plique la théorie des ensembles.

Dans le monde des concepts concrets, un ensemble est une collection de choses ayant un caractère commun.

Dans le monde des concepts formels, un ensemble est défini par le système des opérations réalisables sur les éléments de l'ensemble du fait de différents axiomes. Rappelons qu'un élément est défini par des propriétés. Un ensemble ne peut être défini par les propriétés de ses éléments, car dans ce cas l'ensemble serait un élément de l'ensemble. Le système des opérations réalisables sur les éléments de l'ensemble constitue les propriétés de l'ensemble. Ce qu'est un ensemble dans la réalité existentielle on ne le sait pas, et il n'existe pas dans le monde réel.

Si tous les individus adultes savent manipuler les concepts concrets, seule une minorité est capable de manipuler les concepts formels. Présenté d'une autre façon, si tous les individus parlent le langage concret, seule une minorité parle un langage formel ou abstrait. Pour passer du langage formel au langage concret il faut interpréter. Interpréter c'est donner à un signe telle ou telle signification. Interpréter un concept formel en concept concret, c'est donner une autre signification au mot qui l'exprime, c'est associé l'objet-mental-signe à un autre objet mental.

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interprétation

Le champs magnétique d'un aimant est un concept formel utilisé en physique et son expression utilise des signes mathématiques. Le champs magnétique devient un concept concret si vous généralisez l'image des lignes formées par de la limaille de fer disposée autour d'un aimant. Cette interprétation est acceptée par tous les individus parce qu'elle ne fait intervenir que des grandeurs. Par contre si une valeur est attribuée au concept, il y a autant d'interprétations qu'il y a d'individu. Ou encore de nouvelles interprétations peuvent être développées au cours du temps comme par exemple le Talmud pour la Bible.

A partir du tableau qui reprend les domaines d'utilisation de différents modes de pensée nous pouvons dresser un tableau des différents modes de pensée et de leurs propriétés.

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modes de penser

A un instant donné, un individu n'utilise qu'un seul mode de pensée. Au cours d'une réflexion ou d'une conversation, un individu peut utiliser différents modes de pensée. Il est difficile pour un individu d'utiliser tous les modes de pensée, et même de les comprendre tous. Une condition nécessaire pour que la communication entre deux individus soit une communion, est que les deux individus utilisent le même mode de pensée au même moment.

Pour classer les modes de pensée nous avons choisi cinq propriétés. Quelle est la définition de ce qui est vrai? Quelle est la forme de présentation de la pensée? Quelle est la référence lors de l'attribution d'une valeur ou d'une grandeur? Quel est le mode de communication entre individus. Quel est le type d'organisation des objets mentaux, croyance, règle ou loi?

Il est intéressant d'analyser les modes de communication dans le mode de pensée opérationnel formel. Suivant que la valeur intervient ou n'intervient pas , on parle de dogme, de doctrine, de théorème ou de théorie. En groupant certains éléments de ces modes de communication, nous obtenons des idéologies et des paradigmes.

Le dogme est une opinion, une manière de penser, qui ne peut être discutée. Ce terme est utilisé pour désigner une opinion en religion, et parfois aussi en philosophie et en politique. Cette opinion est un croyance à priori. Dans le mode de pensée spirituelle, aucune distinction n'est faîte entre le cognitif, l'affectif et la réalité extérieure. Il se peut même qu'aucune distinction ne soit faîte entre le signe et la réalité extérieure, c'est le cas du sacré. Dans ce mode de pensée seule la réalité intérieure est perçue: c'est vrai si je sens que c'est réel. Le dogme ne peut pas être discuté, c'est une expérience personnelle avec un contenu affectif important qui ne peut être communiqué. Il peut seulement être vécu lors d'une méditation qui est un processus particulier dans le cerveau.

La doctrine est un ensemble d'opinions d'une école littéraire ou philosophique ou psychanalytique, d'un système politique ou économique ou juridique. Ces opinions sont des croyances à posteriori, c'est à dire des connaissances auxquelles des valeurs sont attribuées. Contrairement aux croyances à priori du dogme, ces connaissances ont été filtrées par une argumentation rationnelle. La doctrine peut être modifiée si des valeurs sont attribuées à des nouvelles connaissances ou si la valeur attribuée à une connaissance est modifiée. L'argumentation est la recherche de preuves que cette modification est vraie, qu'elle existe dans la réalité existentielle.

La communication des points d'une doctrine fait intervenir les connaissances et les valeurs attribuées. Cette communication est un débat et un accord total entre les différents interlocuteurs peut ne pas être obtenu parce que les valeurs sont propres à chaque interlocuteur. Toutefois un accord sur une action future peut être obtenu par un vote.

Le but d'une doctrine est de fournir des prévisions concernant les valeurs de résultats d'actions futures à partir des valeurs de résultat d'actions passées.

Le théorème est l'énoncé d'une proposition ou de propriétés que l'on démontre par un raisonnement logique à partir d'axiomes. Ces propriétés sont des conséquences formelles des axiomes; elles sont déduites de ces axiomes et sont ainsi vraies.

La théorie est un ensemble de lois organisées systématiquement qui donnent l'explication d'un grand nombre de faits ou de processus. La théorie met de l'ordre dans les connaissances acquises et peut être modifiée en fonction des nouvelles connaissances. La théorie repose sur des axiomes qui sont des croyances dont la vérité est importante, la valeur n'étant qu'accessoire. Le but d'une théorie n'est pas d'éliminer toutes les croyances mais de réduire le nombre de croyances qui servent à établir des lois. La théorie est construite en choisissant certains objets mentaux comme axiomes ou croyances. Le choix des axiomes est important pour l'universalité de la théorie, c'est à dire son application au plus grand nombre de faits ou de processus qu'elle peut expliquer.

La théorie est une description de phénomènes qui peut être falsifiée (dans le sens de Popper) et confrontée à la réalité. La discussion des points d'une théorie fait intervenir les connaissances et les grandeurs mesurées lors de l'observation du monde réel. Pour qu'il y ait accord entre les interlocuteurs il faut qu'il y ait accord sur les axiomes, sur le raisonnement, sur les méthodes de mesure et que l'observation corresponde à la conclusion du raisonnement.

Le but d'une théorie est de fournir des prévisions concernant les mesures de résultats d'actions futures à partir des mesures de résultats d'actions passées.

Une idéologie est un ensemble de concepts formels auxquels les membres d'un groupe attribuent les mêmes valeurs, de ce fait le comportement des membres est homogène.

Un paradigme est un ensemble de concepts formels auxquels les membres d'un groupe attribuent les mêmes valeurs et qui constituent le cadre de réflexion de ce groupe à une époque donnée. La plupart du temps, le travail de réflexion ne consiste pas à mettre en doute ce cadre de réflexion, mais à résoudre des énigmes dans ce cadre de réflexion. Pour qu'un paradigme soit remplacé, il faut non seulement qu'apparaissent des contradictions en son sein, mais aussi qu'un nouveau modèle puisse le remplacer.

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