Signe

Un signe simple est un moyen utilisé par le langage pour exprimer une propriété d'une chose.

La tradition occidentale distingue deux types de propriétés, comme décrit par Bitbol dans "Une introduction philosophique à la mécanique quantique".

Les propriétés géométriques et cinématiques des choses sont considérées comme des propriétés premières. Les propriétés premières identifient une chose, elles définissent une chose dans l'espace et dans le temps, dans l'absolu, c'est à dire complètement et de manière univoque (qui conserve le même sens dans des emplois différents). Cette propriété première est exprimée par un nom, qui exprime la chose en soi comme si les propriétés spatiales et cinématiques étaient des déterminations intrinsèques.

Les propriétés secondes sont des états, des caractéristiques, ce qui distingue une chose d'une autre chose mais qui n'appartient pas proprement à cette chose. Ce sont des qualités, des propriétés sensibles qui résultent de l'intervention des sens. Cette propriété seconde est exprimée par un prédicat, un attribut.

Pour exprimer l'association de propriétés secondes à des propriétés premières, le nom qui exprime ces dernières devient sujet de la proposition qui exprime cette association.

"Le cygne est blanc". "Cygne" exprime la propriété première d'une chose, du cygne. "Blanc" exprime une propriété seconde de toutes les choses qui sont blanches. "Est" exprime la relation ou l'association entre les deux éléments du tableau de pensée.

Les propriétés sont des éléments du tableau de pensée, ce sont des objets mentaux. Ces objets mentaux pour se former requièrent l'intervention directe ou indirecte des sens. Dans la tradition occidentale, les propriétés premières sont supposées objectives, c'est à dire qui se rapportent à l'objet pensé, qui existent indépendamment de la pensée. Mais si ces propriétés existent indépendamment de la pensée, elles sont transcendantes, elles sont hors de portée de la connaissance. Les propriétés secondes sont dites subjectives, c'est à dire qui se rapportent au sujet pensant.

Les propriétés premières sont des objets mentaux cognitifs et requièrent aussi l'intervention des sens. L'enfant qui vient de naître ne sait pas ce qu'est une table. C'est seulement après avoir vu et touché une table qu'il sait ce que c'est. Et plus tard il pourra imaginer une table à partir d'éléments qu'il a perçu par ses sens. L'individu A qui a vu une table à un pied possède un objet mental cognitif, Tr, qu'il communique à l'individu B par le mot "table". L'individu B avait vu une table à quatre pieds, il possède un objet mental, Tc, dont les éléments sont répartis dans sa carte mentale sous forme d'images. Lorsque l'individu B entend le mot "table", il peut comparer ce percept à l'image d'un des éléments de Tc et ainsi donner un sens au mot "table". On ne peut pas dire que le mot "table" exprime une propriété objective ou subjective, puisque pour l'individu A la table possède un pied et pour l'individu B la table possède quatre pieds. Le mot "table" exprime un objet mental, un percept, une image ou un concept.

Les propriétés secondes sont des objets mentaux affectifs, des valeurs, ou des objets mentaux cognitifs, des grandeurs, selon que l'individu n'utilise pas ou utilise des instruments de mesure. En vous promenant au bord de la mer en été vous aurez certainement remarqué le comportement différent de certains individus. Certains se précipitent dans l'eau et disent "l'eau est chaude", d'autre mettent timidement un pied dans l'eau et disent "l'eau est froide". Les mots "chaude" et froide" expriment des propriétés secondes de l'eau qui sont des valeurs. Ces valeurs sont des propriétés secondes subjectives: qui se rapportent au sujet pensant. Si vous avez l'esprit scientifique vous tremperez un thermomètre dans l'eau et vous direz "l'eau a une température de 21°C". Les mots "une température de 21°C" expriment une propriété seconde de l'eau qui est une grandeur. Cette grandeur est une propriété seconde objective: qui existe indépendamment du sujet pensant. En effet le thermomètre existe indépendamment de l'individu et plusieurs individus liront la même température, à l'erreur de mesure près.

Tout ce dont nous avons parlé correspond à la tradition occidentale et suppose un langage parlé ou mathématique exprimant une vue du monde selon la conception de la mécanique classique, une vue du monde à notre échelle. Mais que se passe-t-il si nous avons une vue du monde à l'échelle atomique, une vue selon la mécanique quantique? Y a-t-il équivalence entre langage parlé et langage mathématique de la mécanique quantique? La métaphore de Schrödinger citée dans "Une introduction philosophique à la mécanique quantique" de Bilbot va nous aider à comprendre la difficulté d'exprimer par le langage parlé les phénomènes du monde atomique.

Supposons que trois écoliers, Tom, Dick et Harry, méritent une récompense. On ne dispose malheureusement que de deux récompenses, et on se demande combien de manières il y a de distribuer ces deux récompenses entre trois écoliers. La réponse dépend de la nature des récompenses.

Si les deux récompenses sont discernables (ou au moins permutables), comme ce serait par exemple le cas si elles s'identifiaient respectivement à une médaille sur laquelle est gravé le portrait de Newton et à une médaille sur laquelle est gravé le portrait de Shakespeare, il y a 9 façons de les répartir: les deux médailles à un seul élève (trois cas), ou bien la médaille Newton à un premier élève, la médaille Shakespeare à un second élève, et pas de médaille au troisième (six cas). La statistique appliquée est dans ce cas la statistique classique de Maxwell-Boltzman.

Si les deux récompenses sont indiscernables, impermutables, mais cumulables, comme c'est le cas de deux sommes (égales) d'argent inscrites sur un relevé bancaire, il y a 6 façons de les répartir: deux sommes d'argent à un seul élève (trois cas), ou bien une somme d'argent pour un premier élève, une somme d'argent pour un second élève, et rien pour le troisième (trois cas). La statistique utilisée est celle de Bose-Einstein.

Si les deux récompenses sont à la fois indiscernables, impermutables, et non cumulables, comme c'est le cas de deux affiliations à un (même) club, il n'y a que 3 façons de les répartir: une affiliation pour un élève, une affiliation pour l'autre élève, et pas d'affiliation pour le troisième élève (trois cas). La statistique utilisée est celle de Fermi-Dirac.

Ces statistiques sont les langages mathématiques utilisés pour exprimer les relations entre les particules et leurs états. Dans la métaphore de Schrödinger par quoi les particules et les états sont-ils remplacés? Les récompenses représentent les particules et les élèves représentent les états. Le comportement statistique effectif des électrons ne peut être illustré par aucune analogie qui les représentent comme des choses identifiables. Les seules entités qui partagent quelque chose du statut des personnes humaines dans le jeu du langage, à savoir l'individualité et la capacité de porter un nom, sont les états et non les particules. Il ne suffit pas cependant de projeter cette inversion analogique en inversion grammaticale pour accomplir la seconde modification requise, à savoir celle qui conduit à élever l'état au rang de sujet de la proposition. Remplacer "la particule P est dans l'état |Ø>" par "l'état |Ø> est dans la particule P" aurait certe pour effet de mettre l'état en position de sujet, mais introduirait un prédicat tout à fait inapproprié. La proposition valable représentant le langage mathématique en mécanique quantique est du type "l'état ás (de l'espace de Fock) est ns fois excité". Ce nombre ns est justement celui que l'on interprète couramment (et par une nouvelle inversion sujet-prédicat) comme le nombre des particules qui sont dans l'état ás. Il existe un isomorphisme entre les théories quantiques et le modèle de la corde vibrante. Ce modèle mécanique du monde classique comporte trois éléments principaux: le sujet des vibrations (la corde), les modes de vibration (les ondes stationnaires), et l'intensité des vibrations (l'énergie répartie sur les divers modes). Aux modes de vibration correspondent les états ás, et à l'intensité des vibrations correspondent les nombres ns de quanta d'excitation.

Il faut remarquer que l'espace de Fock est un espace mathématique qui ne correspond en rien à un espace géométrique du monde classique. En utilisant une vue classique du monde, les particules sont les sujets et les états des prédicats. En utilisant une vue quantique du monde, les états sont les sujets et les prédicats des grandeurs calculables et observables par l'expérimentation. Ces grandeurs de la vue du monde quantique correspondent aux particules de la vue du monde classique. Cette inversion rend compte de l'énorme difficulté d'utiliser le langage courant pour exprimer le monde atomique.

Nous avons vu que le mot est un signe simple utilisé par le langage pour exprimer une propriété d'une chose. La propriété première est exprimée par un nom qui est le sujet dans une proposition, la propriété seconde est en général exprimée par un adjectif qui est le prédicat dans la proposition. Un même mot peut être nom (sujet) ou prédicat: "l'eau est fluide" ou "le fluide s'écoule par un orifice". Le mot "fluide" correspond à un concept et dans le monde réel de l'expérimentation il correspond à un percept, à la chose qui est fluide.

Le mot peut également être un signe complexe, une définition qui décrit un ensemble de propriétés de la chose et qui remplace une proposition. Un "alternateur" est une chose qui transforme de l'énergie mécanique en énergie électrique sous forme de courant électrique alternatif. Le mot "alternateur" correspond à un concept et dans le monde réel de l'expérimentation il correspond à l'alternateur que je vois.

Une proposition définit un fait, l'état d'une chose. Mais une proposition peut également définir un processus, l'évolution de l'état d'une chose: "L'eau de la rivière coule depuis le point le plus haut vers le point le plus bas". Cette proposition peut être remplacée par un signe complexe, un mot "le courant". Le mot "courant" correspond à un concept et dans le monde réel de l'expérimentation il correspond à un percept, non pas une chose, mais le changement d'état d'une chose . Ce changement d'état est réel, je peux lui attribuer une valeur, "le courant est rapide" et mesurer sa grandeur "le courant est de 50 mètres cubes par minute".

Un signe complexe, un nom, peut également définir un processus, l'évolution de l'état d'une chose, même si cette chose n'est pas observable ni mesurable dans le monde réel. Ce nom aura un sens si je peux attribuer une valeur à ce processus ou si je peux mesurer sa grandeur.

Le courant électrique est le déplacement ordonné de porteurs de charges électriques dans le conducteur. Initialement ces porteurs étaient supposés être des grains d'électricité, aujourd'hui nous les appelons électrons. La charge de ces porteurs, Q, est une propriété seconde de ceux-ci et elle peut se mesurer, mais nous ne pouvons rien dire de ces porteurs dans le langage du monde classique, nous pouvons juste parler de la charge Q qui est un état du porteur. Lorsque les porteurs se déplacent nous pouvons mesurer à un endroit donné le courant I = dQ/dt qui est la variation de la charge par unité de temps, l'évolution de l'état de la chose. Nous sommes parvenus à expliquer le fonctionnement d'un conducteur électrique en utilisant des signes tels que: porteurs, charge et courant.

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